Bull ou bear sur les bourses, le dollar, les taux d’intérêt ou le pétrole ? La position occupée n’est pas neutre et détermine souvent la perspective. D’où l’importance de la notion générale de connaissance située.
Je ne suis plus CIO (Chief Investment Officer, responsable de la stratégie d’investissement) d’une grande banque privée européenne depuis plus d’un an. Ce que je dis ou écrit n’engage que moi. Je continue à suivre les marchés financiers, par pur intérêt personnel, mais sans une équipe de spécialistes avec moi. Les données disponibles sont moins nombreuses; plus de scénario « maison » auquel me raccrocher mais qui était une contrainte. Je suis davantage libre, j’ai moins de contraintes et moins de moyens. Ma position a changé, j’ai une perspective différente.
Passer de stratégiste à trader
Cela me rappelle un épisode de ma carrière durant lequel j’ai également changé radicalement de perspective, quittant la recherche pour passer au trading sur fonds propres de la banque. De stratégiste qui faisait des recommandations sur toutes les variables financières, j’ai dû « prendre des positions », me décider à acheter ou vendre, à tel prix.
Un jour, un des responsables du trading qui me connaissait depuis des années comme stratégiste m’a demandé : « dis-moi quelles sont tes positions, je te dirais ce que tu penses vraiment ». Car, entre faire des commentaires de marchés et se décider à « prendre une pos », le chemin est long. En discutant avec lui, je me suis rendu compte que non seulement j’étais beaucoup plus sélectif, mais en plus, les positions prises me conduisaient à une argumentation particulière et biaisée. Les positions que j’avais prises influençaient ma pensée. J’avais un biais bien connu en finance comportementale.
L’exemple du dollar
Je vais prendre un exemple pour illustrer ce point. Les taux de change sont très difficiles à prévoir car au carrefour de multiples facteurs. Dans la théorie, les taux de change évoluent en fonction des écarts de taux d’intérêt entre deux pays. L’évolution du dollar par rapport à l’euro dépend de l’évolution des écarts de taux entre Etats Unis et Europe. Mais dans la pratique, parle-t-on des taux nominaux (avant inflation) ou réels (après inflation) ? S’agit-il des taux courts influencés par les banques centrales, ou bien des taux longs qui évoluent en fonction d’autres facteurs (confiance dans les institutions du pays, inflation, situation politique…). S’agit-il des taux de aujourd’hui, ou bien de ceux qui sont anticipés ?
Selon les périodes, les marchés financiers vont donner plus d’importance à tel ou tel autre facteur. Dans les années 1980, le dollar fort venait des hausses de taux courts et du président Reagan, on parlait du dollar fort « Reagan ». Durant la crise régionale en Europe, rien d’autre n’importait que le risque de défaut d’un pays de la zone euro et la réaction de la BCE. Un facteur domine tous les autres.
Lorsque l’on se décide sur une devise, on met en avant tel ou tel facteur en lui donnant subjectivement une importance primordiale, justifiant son opinion. Et l’inverse est vrai ; lorsque l’on a pris une position, on a tendance à privilégier le facteur qui la justifie.
Des biais assez répandus
Aujourd’hui, je m’en rends compte particulièrement, les biais liés à la position que l’on occupe sont fréquents. Il ne s’agit pas de malhonnêteté, non, simplement de biais liés à la perspective venant de la position occupée. Avec la position viennent la spécialisation, l’expertise, le déluge d’informations disponibles et une vision souvent trop focalisée sur son propre sujet.
Un stratégiste action (sur les bourses, position que j’ai occupé plusieurs décennies) a un biais optimiste sur le futur des bourses. Statistiquement, on a plus de chances d’avoir raison en prévoyant- avec le consensus- la hausse des bourses parce que sur longue période, elles montent. Cette tendance générale est liée fondamentalement à la croissance de l’économie mondiale et à la hausse des profits des entreprises. Sur longue période, les actions sont plus risquées et performent mieux que les autres actifs.
Prévoir une baisse est dangereux pour sa carrière personnelle car on va souvent à l’encontre du consensus haussier. Mais en plus, si l’on a raison et que les bourses baissent, on n’en sera pas mieux payé puisque les résultats de son employeur sont liés au niveau de la bourse. Le fameux bonus pool se réduira et son bonus personnel, sa rémunération variable, suivra, même si on a correctement prévu la baisse. Être un stratégiste action baissier est un pari risqué et peu rentable, dans la plupart des cas. C’est gros biais de position !
Le créneau du stratégiste pessimiste existe, il est occupé par quelques personnalités fortes qui sont souvent des « perma bears », en français on dirait des pessimistes éternels. On peut être baissier sur les bourses avec des arguments fondamentaux lourds, durables, et garder ces arguments pendant longtemps. Certains analystes écrivent des papiers très intéressants, avec beaucoup de talent, et restent avec ces positions baissières pendant littéralement des décennies. Leur biais est lié au créneau de marketing occupé. Ils durent car leurs idées sont souvent iconoclastes et originales, bien argumentées et écrites avec talent. Ils ont souvent raison soit sur un aspect particulier des marchés, soit sur une courte période (pendant les « bear markets », les fortes baisses).
D’autres professions dans les marchés financiers ont leurs biais : le stratégiste obligataire mettra en avant la stabilité des rendements obligataires sur longue période (moins de volatilité). L’analyste « chartiste » dira que toute information disponible est contenue dans le prix actuel, et que l’analyse des graphiques est primordiale. L’analyste de valeur individuelle mettra en avant la connaissance des entreprises comme méthode essentielle, voire unique, pour créer de la valeur. Le spécialiste de l’immobilier dira que rien ne vaut un actif réel.
Une extension possible à bien d’autres domaines
Il est tentant d’élargir cette idée simple d’un biais lié à la position occupée à d’autres domaines. Je ne pense pas trop à d’autres métiers, chacun s’y reconnaitra.
Je fais référence à une pensée plus générale et au débat philosophique sur la connaissance.
La connaissance située (ou savoir situé) est une notion conceptualisée par la biologiste et philosophe féministe Donna Haraway en 1988 en réaction contre la conception dominante de l’objectivité scientifique selon laquelle le savant pourrait « tout voir de nulle part », et en réaction contre le relativisme qui ruine les prétentions de l’objectivité en mettant à égalité toutes les opinions. La connaissance située suppose de s’interroger sur la position du sujet producteur de la connaissance, sur les limites de sa vision, sur les relations de pouvoir dans lesquelles il s’inscrit. C’est en prenant conscience de la situation du savant et du « lieu d’où il parle » que l’on a des chances d’atteindre une plus grande objectivité.
Conclusion opérationnelle
Toujours bien regarder et analyser ses sources, être critique mais reconnaitre l’expertise, ou le bon travail
Post Scriptum
J’ai écris ce papier avant la guerre en Ukraine. La propagande d’un régime totalitaire et ses dérives idéologiques vont bien au delà des biais de positionnement qui sont l’objet de ces réflexions.