Comment interpréter l’absence de réactions des marchés financiers aux multiples et choquantes annonces de l’administration Trump? Dans de très nombreux domaines, les partisans du président élu saturent l’espace médiatique et remettent en cause les relations diplomatiques, les mécanismes de marchés et de concurrence et de nombreux aspects culturels. Par contre, sur les points qui ont un impact direct sur les marchés financiers, ils sont nettement plus modérés/pragmatiques. D’un coté, une guerre culturelle est engagée, contre-révolution ultraconservatrice qui a de nombreuses ramifications. Mais de l’autre, ces dirigeants, hommes d’affaires riches-et qui veulent le demeurer, voire l’être encore plus- doivent être pragmatiques et font ce qu’il faut pour que les marchés ne bougent pas, et au contraire espèrent les voir monter.

Source : Journal de Québec
Une guerre culturelle, une contre révolution ultraconservatrice
Tout d’abord, les aspects purement idéologiques, qui sont souvent présentés sur fonds d’une soi disante « liberté d’expression», comme par exemple la remise en cause de la modération sur les réseaux sociaux ou dans les média traditionnels, ou la critique des lois qui condamnent le racisme, l’antisémitisme ou l’antifascisme sous prétexte que ce seraient des entraves à la liberté d’expression. Ces annonces sont fréquentes dans les régimes peu ou pas démocratiques. Il ne faut pas oublier que plusieurs milliers de livres sont retirés des bibliothèques publiques aux États Unis dans les États les plus conservateurs, ou bien que la liberté de choix des femmes face à l’avortement est remise en cause. Donc, il ne s’agit pas de liberté d’expression, mais bien de choix idéologiques et d’une guerre culturelle.
Le deuxième aspect concerne la régulation, ce que les républicains américains considèrent comme des freins à l’activité économique, « «aux affaires ». Je parle ici de la volonté d’abroger les règles qui contrôlent la concurrence, ou qui favorisent les politiques RSE (voire l’investissement à impact) ou la promotion de la diversité dans les entreprises ou toute activité économique. L’administration Trump veut déréguler au maximum, dans tous les domaines, y compris sur recours à la corruption, pour favoriser les intérêts économiques américains, y compris au détriment leurs alliés traditionnels , espérant une réaction positive des marchés sur ce point.
On peut attendre des effets importants sur la société américaine. Mais il est triste de constater que ces deux catégories de mesures -en faveur d’une pseudo liberté d’expression et pour une dérégulation massive- n’ont pas eu d’impact sur les marchés financiers, j’entends par là d’effet négatif.
Les relations internationales, ou l’ interventionnisme forcené
D’autres annonces interrogent quand à leur finalité ; mais elles entrent bien dans la guerre culturelle MAGA. J’en cite quelques unes. ; acheter le Groenland, annexer le Canada, renommer le golfe du Mexique en golfe de l’Amérique, sortir de l’OMS ou de l’accord de Paris (aspect dérégulation, mais pas seulement), déclaration sur la « situation difficile» de la minorité blanche en Afrique du Sud…
Enfin, deux dossiers centraux vont modifier durablement les relations internationales, l’Ukraine et Gaza. Faisant fis des engagements passés des Etats Unis avec ses alliés européens ou arabes, l’administration Trump va probablement favoriser les forts du moment, la Russie totalitaire et impérialiste ou l’extrême droite israélienne. Cela au détriment des faibles, l’Ukraine et les palestiniens. Bien sûr, elle cherchera aussi à en profiter pour obtenir des conditions avantageuses pour l’avenir, par exemple avec les terres rares et minerais et la reconstruction de l’Ukraine. Auprès des anciens alliés, de tels revirements à 180 degrés vont laisser des traces difficiles à effacer.
Ne pas faire bouger les marchés financiers, rester pragmatique
Les mesures plus susceptibles d’avoir un impact directs sur les marchés financiers sont les tarifs douaniers, la lutte contre l’immigration clandestine et les baisses des dépenses de l’Etat fédéral (on peut discuter le sens de l’impact sur ce dernier point).
1) Les annonces les plus spectaculaires, et les plus dangereuses concernent les tarifs douaniers. Une hausse unilatérale des tarifs douaniers est une remise en cause radicale du libre échange des 70 dernières années, déjà bien écorné par la première présidence Trump. Toutefois, avec une menace de taxes de 25% sur les importations mexicaines ou canadiennes, on changerait de registre, avec une remise en question des chaînes d’approvisionnement pour nombre d’entreprises américaines, et in fine, une hausse des prix aux Etats Unis. D’où un recul quasi immédiat après de petites concessions mexicaine et canadienne, une modération ou un pragmatisme de Trump que les marchés financiers ont apprécié. Mais la menace demeure après les annonces sur les importations d’aciers ou d’aluminium, sur les importations chinoises, voire sur des tarifs douaniers réciproques qui, si elles étaient mises en place, constitueraient des « usines à gaz » complexes et donnant lieu à de nombreuses mesures de rétorsion ! Le 19 février, Trump a agité la nouvelle menace de droits de douane de 25% sur automobiles, semi conducteurs et médicaments et ce avec une mise en place dès le 2 avril !
Trump veut des accords en échange de menaces qu’il n’a pas mis à exécution car des hausses massives de tarifs douaniers auraient des impact négatifs sur l’inflation, donc sur le marché obligataire. Or les vigilants obligataires sont présents et sanctionnent les dérapages politiques. D’où cette modération dans les faits, mais pas dans le langage, et l’absence de réaction des marchés jusqu’à ce jour. Cette remise en cause du multilatéralisme demeure néanmoins un changement majeur pour l’économie mondiale. Bien évidemment, si les menaces étaient mises à exécution, la réaction des marchés pourrait être significative.
2)Les baisses de dépenses de l’État fédéral américain sont un aspect important des premières semaines de l’administration Trump, notamment le rôle de Munsk avec le DOGE. On assiste bien à une remise en cause du rôle de l’Etat, et à une diminution de ses dépenses. Là encore, l’aspect « guerre culturelle » est important : l’administration Trump s’attaque à des dépenses de l’Etat qui ne sont pas populaires dans leur électorat MAGA, par exemple l’aide au développement ou bien au nombre de fonctionnaires. Mais ils ne touchent pas -au moins jusqu’à maintenant- au cœur des dépenses, notamment les dépenses sociales et de santé, là encore par souci de pragmatisme.
Quelques chiffres montrent que au delà du marketing politique, les faits ne sont pas aussi brutaux qu’il y paraît ; sur les 7,3 millions de fonctionnaires ( 2,2 millions de fédéraux et 5,1 millions dans les Etats), 2 millions ont reçu une proposition de « buy-out offer » que seulement 77 000 ont accepté. Puis, ces derniers jours, 220 000 ont reçu des « termination letters », qui concernent seulement les fonctionnaires embauchés depuis moins d’un an. On parle donc de 3% du nombre de fonctionnaires totaux. Certes, la direction est claire, réduire le rôle de l’état.
De plus, même si le déficit budgétaire diminue depuis quelques mois (en partie grâce à la croissance économique), on demeure sur des niveaux très élevés et la dette continue de monter. A tel point que le plafond de la dette fédérale devra bientôt être rediscuté.
Les taux obligataires n’ont pas monté après de mauvais chiffres d’inflation publiés en février probablement à cause de cet effort budgétaire. A l’inverse, cette rigueur budgétaire n’a pas été saluée de manière spectaculaire car les risques perdurent.
NB : les Américains ont une politique budgétaire exactement inverse à celle des Français, 90% de leur effort pour réduire le déficit porte sur la réduction des dépenses. En France, 90% de l’effort de réduction du déficit public est fait par hausses des prélèvements.
3)L’objectif annoncé durant la campagne présidentielle sur lequel nous n’avons pas encore eu de grandes nouvelles est la lutte contre l’immigration (clandestine) aux Etats Unis. La limite à cette lutte est le coût du travail : avec le plein emploi actuel aux Etats Unis, une baisse de la population active liée à des reconduites massives à la frontière (durant sa campagne, Trump parlait de 11 millions d’expulsions potentielles) aurait des conséquences importantes sur le coût du travail dans le pays, certains industries auraient beaucoup de mal à trouver leur main d’œuvre. Pour l’instant, le rythme mensuel de reconduite à la frontière est de l’ordre du millier. Plus net est l’effet de l’administration Trump sur le nombre d’entrées d’immigrants : d’un rythme mensuel de 260k au 4éme trimestre 2023, on est passé à 100k mensuel au 4eme trimes 2024.
Sur ces deux aspects budgétaire et émigration, on trouvera plus de détails dans la note de David Kelly Chief Global Strategist at J.P. Morgan Asset Management du 18 février The Growth Drag from Policy Uncertainty
Que conclure ?
a) comme tous les jours nous apportent une nouvelle annonce, qui pourrait bien avoir un impact majeur – sait on jamais!- l’incertitude générale augmente. Ce qui se traduit sur certaines variables financières ; la volatilité a monté significativement sur les actions américaines ( bien que la bourse soit au plus haut, le VIX est loin de son plus bas). De même, l’or fait de nouveaux records jour après jour, signe d’inquiétude et de nervosité sur l’inflation. A court terme, cela soutient le dollar.
b) lorsque les américains se retirent d’une instance internationale ou d’un projet, leurs concurrents stratégiques (notamment la Chine, ou d’autres pays du Sud) avancent. Cela ne se voit pas à court terme, mais peut peser lourd à long terme. Si l’on n’a plus confiance dans un partenaire, on a tendance à en changer ! Je pense notamment au dollar, monnaie de réserve internationale, « privilège exorbitant » des Américains comme le disait le Président Giscard d’Estaing. Ce rôle du billet vert pourrait bien être remis en cause à long terme.
c) j’ai renforcé mes positions dans le secteur de la défense européenne ; il va bien falloir que les Européens fassent quelque chose de sérieux -enfin !- en ces temps de crise. J’ai également acheté des valeurs pétrolières ; les trois premiers producteurs d’énergie ( US, Arabie saoudite et Russie) se sont réunis sur l’Ukraine, mais je serais très surpris qu’ils n’aient pas évoqué les prix du pétrole. Etant dominants, ils ont intérêt à le faire monter, et à faire payer les pays importateurs (Chine, Europe, Japon, Indes).