En discutant de mon papier précédent sur le rôle des vigilants obligataires dans la chute du gouvernement Truss au Royaume Uni, une jeune collègue a laissé échapper cette question : mais b…l, pourquoi les marchés financiers sont-ils aussi importants ? y compris pour un gouvernement dans un pays démocratique industrialisé ?
Ma réponse est très structurelle, n’a pas de rapport avec les importantes questions de court terme, anticipations inflationnistes, resserrement global des politiques monétaires, guerre en Ukraine. Non, les marchés financiers sont cruciaux pour tous les gouvernements des pays ENDETTES, c’est aussi simple que cela. C’est un des coûts de l’addiction à la dette de certains pays, addiction que l’on constate depuis plusieurs décennies. Et, comme le montre l’exemple britannique, les marges de manœuvre avec des politiques non orthodoxes sont limitées.
Quelques ordres de grandeur.
Je vais prendre l’exemple de l’Etat Français, avec quelques données chiffrées venant soit de l’Agence France Trésor, soit de l’INSEE, soit de la Banque de France. Ne retenons que les ordres de grandeurs, car les chiffres précis changent à chaque actualisation par les autorités, c’est normal.
En 2022, les besoins de financement de la France seront de l’ordre de 300 Mrd€ ; plus précisément 306 Mrd€, essentiellement 145 Mrd€ d’amortissement de la dette plus 172Mrd€ de déficit à financer. Compte tenu d’autres ressources disponibles, l’Etat Français devra émettre 260Mrd€ de dette cette année. Il faut additionner le déficit de l’année en cours et les obligations émises pour rembourser celles qui arrivent à échéance. L’Etat « roule » sa dette. Tant que les taux baissent, c’est une bonne tactique financière. En revanche, en période de hausse des taux, c’est très couteux.
La charge de la dette prévue dans la loi de finance pour 2022 est de 50 Mrd€, contre 38Mrd€ en 2021 : or, avec la hausse des taux d’intérêt que l’on a déjà constatée cette année à cause de l’inflation, cette estimation est trop basse, elle a été faite en fin 2021 : en janvier 2022, le taux 10ans français était inférieur à 1%, il est aujourd’hui à 2.6%. La dette de l’Etat Français représente 125% du PIB. Pour citer l’INSEE, « À la fin du deuxième trimestre 2022, la dette publique au sens de Maastricht s’établit à 2 916,8 Md€ ». La duration de cette dette est autour de 8 ans, donc le coût financier de la dette est légèrement inférieur au taux à 10 ans. Le risque est que la charge de la dette dans le budget double par rapport à l’estimation initiale, juste à cause de la hausse constatée des taux d’intérêt, on parle de 30 à 50 Mrd€ de plus !
Un risque de tension sur le spread pourrait se rajouter, mécanisme expliqué ci-dessous.
Or, on sait, par un papier de la Banque de France, que 54% de la dette française est détenue par des investisseurs non-résidents, sans que la part des investisseurs en euro ne soit précisée. Ce qui signifie qu’en 2022, la France va devoir attirer des investisseurs étrangers pour environ 150 Mrd€. Pour cela, compte tenu des marchés aujourd’hui, les investisseurs demandent un « spread » au-dessus des taux allemands, les obligations allemandes étant jugées les plus sûres en €. Ce spread est stable autour de 50 points de base (dans une fourchette de 40 à 60pb), une obligation à 10 ans en Allemagne donne 2.14% le 14 novembre, une Française 2.65%.
Le coût d’une tension sur les spreads est énorme, puisque l’on parle d’émissions de 300Mrd€ au total pour 2022, et d’une dette de 2900Mrd€. Lorsque les marchés financiers constatent un risque politique (Italie en 2018, Royaume Uni avec Truss en 2022), les spreads se tendent fortement, de 1, 2 ou 3% supplémentaires sans problème. Donc, on parle de nouveau en dizaines de Mrd pour un pays endetté, en année pleine.
Les marges de manœuvre sont très faibles
Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas monter les impôts, tout simplement ? Les prélèvements obligatoires français (tous les impôts et taxes, directs et indirects) sont déjà les plus élevés d’Europe (du monde probablement) avec ceux du Danemark à 47.5%. Si l’on ajoute le déficit 2021 de 7.1% du PIB, l’état français gère déjà plus de la moitié de la richesse créée chaque année. Est-il bien raisonnable que l’état s’occupe de tout ? Et cherche à régler tous les problèmes.
Un impôt fait beaucoup parler de lui en ce moment, l’ISF qui a été supprimé en janvier 2018. La gauche parle beaucoup de ces 4Mrd€. Mais j’espère avoir montré que les ordres de grandeur sont différents, on parle d’un appel à l’épargne de 300Mrd€ par an ! Si un gouvernement voulait faire quelque chose de significatif, de l’ordre de 60Mrd, cela rappellerait ce que le gouvernement Truss a voulu faire en baissant les impôts britanniques. Un ISF, ou une quelconque hausse des impôts, du même ordre de grandeur aurait un impact de même ampleur sur les spreads, et donc serait inutile.
Les marges de manœuvre sont limitées, les vigilants obligataires sont revenus, ils avaient été oubliés durant la phase de forte baisse des taux liée à la pandémie Covid-19 et ses conséquences. Mais cette phase est terminée. On voit bien que les politiques monétaires orthodoxes sont de retour, avec la hausse des taux pour contrer l’inflation. Les politiques fiscales vont également se normaliser, avec un mix de hausses limitées d’impôts et de baisses ciblées de dépenses. Le chemin de crête est étroit.
Sur ces questions de dettes et d’aménagement des politiques publiques, je renvoie à un article de Michel Pébereau, publié dans la revue Opinion « Notre dette publique » le 14 décembre 2021. M Péberau a travaillé depuis plus de 15 ans ces sujets, notamment en tant que responsable de la commission « Rompre avec la facilité de la dette publique » qui date de 2006, voir le rapport de cette commission publié à la documentation française ; le diagnostic était déjà là. Le temps a passé, les ratios d’endettement se sont détériorés, les prélèvements obligatoires ont continué leur chemin…Et l’addiction à la dette se poursuit.
Conclusions opérationnelles
Difficile de trouver des conclusions concrètes de ces réflexions générales. Le scénario le plus probable est que les états démocratiques adoptent des politiques modérées couplant hausses d’impôts et baisses de certaines dépenses publiques. L’Etat Providence européen ne devrait pas être pas remis en cause. Donc, préparons-nous à payer plus d’impôts !
Mais, attention au scénario de risque : l’histoire est pleine d’accidents liés à des changements politiques, de nouveaux gouvernements qui cherchent à bousculer les habitudes avec de nouvelles politiques économiques, de droite ou de gauche. Compte tenu de l’importance des marchés financiers, je crains que cela ne signifie un jour ou l’autre une crise souveraine sur un état majeur qui ne pourrait plus se financer auprès des marchés. Et dans ce scénario de risque, attachez vos ceintures ! Si ce pays était dans la zone euro, la meilleure protection serait d’acheter du dollar…